IMedia | « J’ai parlé au pape comme s’il était mon agresseur » – Rencontre avec des victimes d’abus reçues par le pape à Bruxelles
Article d’Hugues Lefèvre – 28/09/24
Le pape François a reçu durant deux heures 17 victimes d’abus sexuels commis par des membres du clergé belge, dans la soirée du 27 septembre 2024. À certains médias, dont I.MEDIA, elles ont accepté de raconter ce moment bouleversant. Récit.
Dans une vaste salle de la nonciature à Bruxelles, 17 chaises sont disposées en arc de cercle face au pape. Ce vendredi soir, le pontife argentin s’apprête à affronter les récits qui hantent encore le quotidien de ces hommes et ces femmes agressés dans leur jeunesse par des membres du clergé.
Plus tôt dans la journée, au château de Laeken, le pape s’était engagé devant les autorités et la société civile du pays – dont le roi et le Premier ministre belges – à ce que l’Église demande pardon aux victimes des crimes perpétrés au sein de l’Église, à ces « saints innocents » dont les sévices infligés sont la « honte » de l’Église, son « humiliation ».
Au départ, 80 victimes avaient répondu positivement à l’invitation de la conférence épiscopale de Belgique. Celle-ci assure n’avoir jamais imaginé un instant que le pape puisse venir à Bruxelles sans rencontrer de victimes tant le choc provoqué par les révélations de ces dernières années a été violent pour la société belge. Après une sélection difficile à opérer, une quinzaine d’entre elles ont finalement été reçues à la nonciature.
Aux côtés du pape, deux traducteurs – francophone et néerlandophone – sont présents pour traduire au pontife les histoires et revendications de ces corps et âmes blessés. Certains témoignages seront si forts que la traductrice flamande ne pourra s’empêcher de fondre en larmes.
Dans la pièce aux tons clairs, deux psychologues ont été dépêchés. L’un d’entre eux est muni d’un petit ‘gong tibétain’. Il a pour mission de limiter les récits des victimes à des interventions de 3 minutes. Mais ce soir, à la nonciature de Bruxelles, la parole se libère devant le pape François. Et les participants ne sortiront qu’après deux heures de dialogue, soit le double de ce qui était prévu initialement.
« J’ai parlé au pape comme s’il était mon agresseur », raconte Anne-Sophie, 44 ans, abusée par un prêtre à ses 10 et 11 ans. « Je me suis toujours tue. Quand j’ai eu envie de parler, mon agresseur était décédé [en 2015, Ndlr] », confie la femme au visage rayonnant.
Devant François, elle a raconté sa douleur. « Il n’en pouvait plus mais il continuait de m’écouter », témoigne-elle, avant d’ajouter : « à un moment, il m’a même dit que c’était suffisant ».
Neuf ans après la mort de son bourreau, Anne-Sophie avait besoin de cet échange. « Il a pris mon témoignage, il l’a reçu. Pour permettre un pardon de substitution, il faut être travaillé par l’esprit. J’ai vu que l’esprit de Dieu était dans la pièce », ajoute celle qui porte au cou une croix en argent brillant sur le tissu de sa robe sombre.
« Aujourd’hui, tout commence », conclut-elle, bouleversée par la rencontre. La femme ne compte pas s’arrêter à cette rencontre mais désire œuvrer pour que l’Église universelle ouvre un mémorial pour toutes les victimes. « Lisieux serait un point exceptionnel », imagine celle qui a déjà pris contact avec l’évêque français du lieu. Elle ajoute : « Thérèse a prié toute sa vie pour les âmes, les prêtres […]. Elle a vécu la nuit de la foi. Beaucoup de victimes rencontrent cette nuit de la foi ».
« N’est-ce pas ton devoir de pape ? »
« Parle-nous François, parle-nous. N’est-ce pas ton devoir de pape ? » Jean-Marc Turine, 78 ans, a lui été abusé par quatre jésuites à partir de l’année 1959. « Comment dire l’inconcevable, l’irréparable… Nous sommes en manque, François », a-t-il lancé au pontife de 87 ans, en demandant qu’il sorte de ses « tripes » des mots pour ces « milliers d’égarés, de révoltés dans le monde du fait de la pédocriminalité au sein de l’Église ».
Jean-Marc Turine dit ne pas avoir obtenu de réponse ce soir. « Le fait qu’il nous dise : ‘J’ai honte, je demande pardon, mon cœur saigne…’ Je m’en fous ! ». « Je n’attendais rien. J’ai quitté l’Église il y a 50 ans », explique encore cet homme venu à la nonciature « comme on assiste à un spectacle ».
Pour se reconstruire, il a écrit un livre – Révérends Pères (éditions Esperluète, 2022) – dans lequel il raconte ses agressions répétées. Jean-Marc Turine a sombré dans l’alcool à l’âge de 18 ans, ne parvenant à s’en sortir qu’il y a deux ans. Il souhaiterait que l’Église prenne en charge le financement des coûts liés aux conséquences des agressions.
« Combien sont à l’hôpital psychiatrique ? Combien sont devenus fous ? Combien sont dans l’alcool, dans la drogue, les médicaments ? Combien sont ceux qui n’arrivent pas à travailler ? », interpelle-t-il, évaluant le montant de la prise en charge d’une personne abusée à un coût situé entre 350.000 et 500.000 euros.
Un point avec le pape dans un an
« L’Église ne fait pas assez », souffle de son côté Christopher, lui aussi agressé par un prêtre dans sa jeunesse. Évoquant un récent dossier qui a mis quatre ans à aboutir, l’homme au visage creusé souffle qu’il a « vraiment eu l’impression qu’on tentait de mettre tout cela sous cloche ».
Mais sa rencontre avec le pape est pour lui un « point de départ » salutaire. Le pape François a beaucoup écouté. Durant la rencontre, il semble que des noms d’évêques ou de prêtres belges peu enclins à faire la lumière sur certaines causes aient été évoqués.
« On a bien compris qu’il y avait une volonté de sa part. Quand on disait : ‘Il y a telle et telle personne avec qui ça ne va pas…’ Avec le pape c’est : ‘dehors, direct’ ». Le groupe de victimes aurait d’ailleurs pris rendez-vous avec le pontife argentin dans un an, histoire de faire le point.
Durant les échanges, le pape François a confié qu’il n’existait selon lui pas de prescription aux crimes perpétrés au sein de l’Église. Il a aussi expliqué qu’un évêque qui couvre un dysfonctionnement avait la même responsabilité qu’un prêtre auteur d’abus.
Vendredi soir, dans la nonciature apostolique de Bruxelles, il n’y a pas eu de prière. Mais certaines victimes ont tenu à signifier au successeur de Pierre leur désir d’aider l’Église dans sa conversion.
« J’ai dit que je souhaitais prier pour l’Église », confie ainsi Christopher, reprenant devant le pape une parole du Notre Père. « Ne laisse pas l’Église entrer en tentation, de minimiser, de temporiser ou de mettre un couvercle là-dessus. Délivre-la du mal, c’est à dire de l’hypocrisie et du mensonge ».
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