Article originel de Kris Hendrickx pour Bruzz (13/11/19) – traduction Anne Périer
Énergique, inflammable, drôle, infatigable. Laurent d’Ursel (60 ans) est un personnage unique : L’artiste excentrique qui se dit aussi comte, est la force motrice du centre pour sans-abris Doucheflux.
« Le cliché séculaire selon lequel vous ne pouvez pas résoudre le sans-abrisme doit aller à la poubelle. »
Qui est Laurent d’Ursel?
- Laurent d’Ursel 60 ans né à Bruxelles,
- Habite à Saint-Gilles depuis 35 ans.
- Etudes d’économie et philosophie.
- Artiste Fondateur du collectif de manifestation Manifestement Fondateur
- Directeur bénévole de Doucheflux.
- Professeur de français langue étrangère
Qu’est-ce que Brussels Helpt ? « Brussels Helpt » est l’action de solidarité annuelle de Bruzz en collaboration avec ses partenaires bruxellois. Cette année, Brussels Helps soutient l’organisation Doucheflux Le samedi 30 novembre, Bruzz organise le plus grand repas de spaghettis au monde dans le cadre de Bruxelles Helpt. Nous invitons ce jour-là tous les Bruxellois à venir manger des spaghettis en différents lieux. Allez sur brusselhelpt.be et choisissez où vous voulez manger. Les spaghettis sont vendus 10 euros par portion. Vous pouvez toujours commander jusqu’au 28 novembre. Tous les profits vont à Doucheflux. Bruzz TV compte également sur votre soutien à partir du 18 novembre !
Si en vous promenant à Saint-Gilles, vous rencontrez un cycliste au visage un brin ombrageux et des Crocs aux pieds, n’ayez aucun doute : vous venez de croiser Laurent d’Ursel en route pour l’une de ses nombreuses missions. Car le comte n’est pas seulement un artiste plasticien mais également un professeur de français. Ces dernières années, toutefois, la majeure partie de son temps a été consacrée à Doucheflux, le centre pour les sans-abri, dont il est directeur depuis huit ans. Aujourd’hui, le centre de la rue des Vétérinaires à Cureghem est dans le mille. Les vingt douches sont utilisées non-stop, les casiers rencontrent un franc succès, et, lors de notre visite, un coiffeur unique offrait une coupe à 1 euro.
Mais Doucheflux est plus qu’un simple centre de services. L’organisation travaille également dur pour placer le sans-abrisme en tête de l’agenda politique. « Parce que le sans-abrisme est une conséquence de notre système, pas la faute individuelle des Immenses. » Des Immenses ? « Le terme sans-abri est péjoratif. En réalité, ils sont de grands individus dans la pauvreté géante mais pas sans fierté. »
Vous êtes comte. Est-ce que votre entourage en grandissant avec conscience de cela ?
Laurent d’Ursel : Mes parents ne m’ont jamais transmis de message explicite. Je peux vous livrer une anecdote. Quand j’avais neuf ans et que j’arrivais au prestigieux Collège Saint Pierre, un professeur m’a dit lors de la première récréation : « D’Ursel, vu qui tu es, tu dois donner l’exemple. » Je me souviens que sur le moment je me suis effondré : Parce qu’il savait qui j’étais et, pire encore, parce que j’ai tout de suite compris ce qu’il voulait dire sans l’expliquer plus avant.
Êtes-vous toujours en contact avec votre famille noble aujourd’hui ?
d’Ursel : J’ai une douzaine de cousins D’Ursel mais j’ai peu de contact avec eux. Cela dit en passant, lorsque j’ai créé Doucheflux, je l’ai regretté, car de tels contacts sont précieux. Heureusement, grâce à ma sœur, j’ai pu atteindre des personnes fortunées qui ont investi près d’un million dans cet immeuble. Philippe Gelück (le père du Chat), entre autres, fait partie des copropriétaires ici.
Comment êtes-vous devenu artiste ?
d’Ursel : J’ai toujours voulu être écrivain et j’ai écrit des poèmes à l’adolescence. Vers l’âge de 30 ans, je suis passé aux arts plastiques. (Un des bénévoles vient brièvement interrompre la conversation pour une question pratique, après quoi D’Ursel reprend.) Cela concerne une phrase en gros sur la façade : « Le sans-abrisme est un crime contre l’humanité ». Cette citation est centrale dans mon action.
Et comment un artiste assez excentrique se retrouve-t-il avec les sans-abris ?
d’Ursel : Il y a une bonne dizaine d’années, j’ai fondé le collectif Manifestement, avec lequel nous avons notamment lutté contre le sans-abrisme (mais aussi contre la peine de mort ou contre le rattachement de la Belgique au Congo, ndlr). Quelques petites choses ont nourri ma réflexion. L’une était une visite dans un centre pour sans-abris où il y avait une file d’attente énorme car il n’y avait que quatre douches. Et puis il y a mes Crocs ! À un certain moment, j’ai approché un Immense pour lui donner un dépliant pour l’une de nos manifestations. L’homme a vu mes Crocs, ses yeux se sont allumés et il a dit quelque chose comme : «Toi, tu n’es ni flic, ni assistant social, ni infirmier. Alors qu’est-ce que tu as à m’offrir ? » J’ai alors compris que mon côté excentrique – que je considère personnellement comme tout à fait normal – pourrait apporter une contribution rafraîchissante à ce public. Je n’ai pas suivi de formation sociale mais j’ai un enthousiasme sans bornes.
Quel est le profil des sans-abris qui viennent ici ?
d’Ursel : Nous voyons beaucoup plus d’hommes que de femmes. Le mercredi après-midi libre est réservée à ces dernières. Environ soixante-dix pour cent sont des ressortissants non-européens, et, certains d’entre eux sont des migrants en transit. Nous avons un accord avec la Plateforme Citoyenne qui en amène chaque jour via minibus pour prendre une douche. Mais beaucoup viennent aussi seuls : quand il fait mauvais temps, on voit moins de monde. Les étrangers pensent toujours que le froid est le plus gros problème des Immenses mais en réalité, c’est la pluie. Une fois que vous êtes mouillé, c’est terrible : vous n’avez aucun endroit pour changer de vêtements ou sécher vos affaires.
Vous entendez parfois que tout le monde peut devenir sans abri. Est-ce que cela corrobore votre expérience ?
d’Ursel: J’ai surtout remarqué à quel point les chemins qui mènent au sans-abrisme sont différents. Bien sûr, certains sont mieux protégés. Les chances de devenir un sans-abri sont faibles : vous avez une éducation, un travail, un partenaire, un cercle d’amis, vous êtes en bonne santé mentale et physique. Mais si plusieurs de ces liens sont perdus, cela peut être fatal. Les personnes qui viennent ici sont plus vulnérables, et, c’est pourquoi le sans-abrisme est un tel crime contre l’humanité. Pour eux, la vie dans la rue est beaucoup plus difficile. Nous considérons toujours cela à la limite comme une sorte de défi de survie, mais les personnes déjà affaiblies sont rapidement endommagées par la vie dans la rue. Ensuite sortir quelqu’un de cette situation coûtera une somme incroyable à la société. C’est pourquoi nous sommes si attachés au mouvement « Droit à un toit ».
Le soutien offert ici n’est-il pas en définitive qu’une forme de soulagement des symptômes du phénomène ? Après tout, Doucheflux n’adresse pas la question de l’accès à l’habitat alors que les experts le considèrent crucial. Des douches, des casiers, un salon de coiffure et des cours, sortez-vous parfois de ce cadre ?
d’Ursel: Le contrôle des symptômes n’est pas le mot juste. Nous fournissons une assistance d’urgence. De plus, nous avons également un service social – un assistant social à mi-temps – qui essaie effectivement de guider les gens vers un hébergement. Mais je reste convaincu que le sans-abrisme peut être résolu. Pour cela, vous ne devez pas seulement vous concentrer sur les secours d’urgence, mais aussi à grande échelle sur la prévention et le logement. Pour la première fois, nous avons un gouvernement bruxellois qui semble partager ces idées.
Comment la politique peut-elle aider à éliminer le sans-abrisme ? Cette semaine a été annoncé qu’au cours des dernières années, le nombre de sans-abri à Bruxelles a en fait quadruplé.
d’Ursel: Oui ! Cela ne fait aucun doute, la Finlande l’a prouvé avec un programme de logement à grande échelle pour les Géants. Mais pour cela, il faut un changement radical de mentalité.
Nous devons nous débarrasser du cliché séculaire selon lequel le sans-abrisme et l’extrême pauvreté sont des fatalités, que c’est normal. Même certains assistants sociaux en sont toujours convaincus. « Cela a toujours été là et nous devons en gérer les aspects les plus extrêmes », ce genre de discours. Avec l’augmentation rapide du nombre de sans-abris, cette vision n’est plus tenable. Nous ne venons plus avec des soins de nuit du Samusocial et des restaurants sociaux.
Nous devons donc suivre la Finlande ?
d’Ursel: Oui ! Et nous devons aussi comprendre que cela coûte un fric de malade de garder les gens dans la rue. Les soins médicaux répétés, les soins de nuit, les services de conseil … Les chiffres circulent selon lesquels les soins de nuit assurés par Samusocial coûtent plus de 1 000 euros par mois et par personne sans abri. Vous pouvez déjà vous permettre un bel appartement à partir de cela. Vous pouvez déjà obtenir beaucoup par le biais des agences immobilières sociales.
Supposons que Bruxelles confie un logement à chaque personne sans abri, n’obtenez-vous pas un effet d’aspiration ? La ville de Bruxelles se plaint depuis des années que la commune attire toute « la misère du pays ». Il y a même des histoires de sans-abris qui obtiennent un billet de train pour Bruxelles.
d’Ursel: Bien sûr, il doit y avoir une juste répartition entre les municipalités. Parce que le phénomène que vous décrivez existe. J’avais moi-même un visiteur néerlandophone ici qui avait reçu du CPAS de Louvain un aller simple pour Bruxelles. Et même à Bruxelles, la RTBF a filmé en caméra cachée comment une assistante sociale d’une municipalité riche proposait à un Immense de se rendre à Bruxelles-Ville. « Il y a plus d’installations pour vous là-bas. » C’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons voulu nous asseoir à l’extérieur du centre. Cette zone est déjà saturée. Je comprends parfaitement le gouvernement de la ville de Bruxelles. Des incitants doivent être créés. «Vous n’accueillez pas les sans-abris ou vous n’avez pas de logement social ? Cela fait une amende de tant d’euros. »
Traditionnellement, beaucoup de sans-abris restent dans la zone piétonne.
d’Ursel: Oui, mais quel est le problème? Nous avons fait une expérience dans notre dernier magazine. Nous avons pris la photo d’un Géant allongé avec sa Chimay sur un canapé. Nous avons ensuite placé le fils d’un de nos bénévoles au même endroit, également avec une Chimay. Notre graphiste a ensuite créé toutes sortes d’étapes intermédiaires pour transformer une photo en une autre. Il disait « Où le problème commence-t-il ? »
Les gens s’identifient à l’étudiant, il y a un sentiment de proximité. La personne sans abri est dans un monde différent. Ou tout du moins c’est ce que pense la croyance populaire.
d’Ursel: Nous espérons que nous n’appartenons pas à la même race, oui. Les Immenses doivent combattre deux maladies : l’infantilisation et la déshumanisation. Vous le reconnaissez par exemple dans la croyance que seuls les besoins essentiels doivent être satisfaits : « S’ils peuvent manger, dormir et aller à la toilette, nous avons résolu le problème ».
De plus, il y a de l’aversion pour les passants. Un Immense qui mendie, rapporté les propos d’un passant cette semaine : « Ce n’est pas l’écuelle à aumônes qui me dérange, mais le personnage. » Entendez-vous la violence dans ces mots ? L’homme fait preuve d’empathie jusqu’à un certain point, puis son attitude se transforme en allergie. Cette empathie fonctionne souvent comme une sorte de projection, le meilleur exemple en est la querelle des sans-abri en hiver. Nous recevons soudainement plus de subventions alors que pas plus de personnes ne meurent en hiver qu’en été. Mais les gens ont froid et se sentent donc liés à la personne sans abri. À 25 ° C, nous pensons que le sans-abrisme, c’est un peu le Club Med.
Il y a un nouveau gouvernement bruxellois. Comment évaluez-vous sa politique de lutte contre le sans-abrisme ?
d’Ursel : C’est un progrès énorme par rapport aux années précédentes. Des phrases entières de l’accord de coalition découlent des revendications de groupes d’action tels que « Droit au toit ». Alain Maron et son cabinet ont également davantage écouté les professionnels du secteur au cours des trois derniers mois que les deux gouvernements précédents réunis. Et il nous a fait savoir que nous pouvons lui donner un coup de pied s’il ne fait pas ce qu’il a promis. Les intentions sont donc bonnes.
Mais ces intentions sont-elles mises en pratique ?
d’Ursel : C’est la question clé. Des ressources suffisantes seront-elles allouées ? Ce n’est pas encore clair.
Une rencontre avec un sans-abri suscite un certain embarras et des questionnements pour beaucoup de gens. Dois-je donner de l’argent ou de la nourriture ? Dois-je parler à cette personne ? Comment gérez-vous cela lorsque vous rencontrez une personne sans abris ?
d’Ursel : De telles questions sont en elles-mêmes une sorte de violence contre ces personnes. Vous les traitez mieux que quiconque. Et le pire reste de prétendre que vous ne voyez personne du tout et que vous passez sans sourire ni salut. Les Immenses voient très bien qui les regardent. Et en ce qui concerne les dons : les passants ne doivent pas savoir à l’avance ce dont les sans-abris ont besoin. Ces derniers savent le dire eux-mêmes.
Quand Doucheflux sera-t-il un succès ?
d’Ursel : (grimace) Si nous sommes devenus très riches parce que le sans-abrisme a été résolu. Nous sommes la seule association du secteur à s’intéresser à cela. Ce bâtiment est parfait pour un Basic-Fit : vingt douches, beaucoup de place pour les équipements de fitness … Un moment de gloire que j’ai aussi beaucoup apprécié, c’est quand nous avons finalement été autorisés à nous joindre à AMA, un dôme d’associations de sans-abri. C’est un peu comme obtenir la bénédiction du père, être enfin considéré comme un égal par ses homologues. Et en même temps, les gens continuent de nous voir comme un élément rafraîchissant du secteur.
N’est-ce pas parce que beaucoup d’organisations dépendent entièrement de subventions ? J’imagine que vous allez exercer votre droit de réserve envers les politiques. Bien que votre initiative parce que privée a plus de liberté d’expression, vous bénéficiez tout de même également de subventions.
d’Ursel : C’est exact. Je me souviens du festival Pispot il y a quelques années. J’avais écrit un texte polémique et un responsable d’une organisation partenaire est venu m’expliquer qu’un mot devait absolument figurer dans le texte et être prononcé. « Sinon, je perds ma bourse. »
Tout ce que je veux dire à propos du sans-abrisme, figure déjà dans l’intitulé d’un groupe de réflexion que nous organiserons bientôt ici : «Ma souffrance est politique». Le message que les Géants reçoivent souvent à l’heure actuelle est le suivant : vous avez un problème physique, mental ou financier, et, « nous allons vous aider » avec le message sous-jacent « vous êtes responsables de votre propre situation ». Cela montre bien combien il existe bien un système qui cause le sans-abrisme. Je veux combattre ça.
Soutenez Brussels Helpt en faveur de Doucheflux. Participez le samedi 30 novembre au plus grand repas de spaghettis au monde et préparez ou mangez des spaghettis avec tous vos amis ! Inscrivez-vous via brusselhelpt.be.
© Photos Ivan Put.