Tibhirine : 20 ans après, terre de rencontre

Tibhirine MonastèreCette nuit du 26 au 27 mars 1996, au monastère Notre-Dame de l’Atlas à Tibhirine, sept frères cisterciens sont enlevés. Par-delà la tragédie et ses commémorations, le monastère de Thibirine continue aujourd’hui de poursuivre sa mission. Lieu de silence et terre d’accueil, il est devenu l’icône de la fraternité entre croyants. Une fraternité gratuite, authentique, nécessaire. 

Cette nuit du 26 au 27 mars 1996, au monastère Notre-Dame de l’Atlas à Tibhirine, Christian, Luc, Michel, Célestin, Christophe, Paul et Bruno septs Frères cisterciens sont enlevés.  Frère Jean-Pierre et Amédée sont oubliés de même que les nombreux invités présents à l’hôtellerie.  A la Pentecôte à Notre-Dame de Paris, le cardinal Jean-Marie Lustiger éteint les sept cierges qui brûlaient en signe d’espoir et le glas a sonné dans toutes les églises de France. A Oran, les sept cierges brûlaient toujours. « Ils s’éteindront d’eux-mêmes », disent les pères blancs.  A Paris lors de la marche d’hommage aux frères assassinés la phrase du prieur Christian de Chergé résonne « «Impossible de ne pas nous sentir plus directement exposés(…). Mais si nous nous taisons, les pierres de l’oued, encore baignées de leur sang sauvagement répandu, hurleront la nuit.»

Tibhirine est connu aujourd’hui dans le monde entier par le témoignage des 7 Frères cisterciens qui ont donné leur vie en fidélité à Dieu, à un peuple et à cette terre qu’ils ont tant aimée, à leurs voisins et amis du village. Ils étaient « la branche sur laquelle les oiseaux – les villageois – pouvaient se reposer ».

Ils étaient sept, ce qui en langage biblique est synonyme de ‘totalité’, ‘plénitude’, ‘perfection’… Et pourtant nous connaissons bien leurs défauts, leurs doutes et ou les peurs qui les envahissaient durant les années noires, peurs qu’ils partageaient avec leurs voisins, alors que même certains imans se faisaient assassinés pour leurs paroles de tolérance et de paix… Mais ensemble ils ont réussi à gravir le sommet de l’Atlas. En ‘’Communauté’’, ils nous ont montré la vérité évangélique la plus précieuse, « il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis ».

Donner sa vie
Chaque frère l’a exprimé à sa manière : Frère Luc, écrira : « … La mort… ce serait un témoignage rendu à l’Absolu de Dieu !… ». Frère Christian : « … Donner sa vie par amour pour Dieu, à l’avance, sans condition, c’est ce que nous avons fait… ou du moins ce que nous avons cru faire. Nous n’avons pas demandé alors ni pour quoi, ni comment.  Nous nous en remettions à Dieu de l’emploi de ce don, de sa destination jour après jour, jusqu’à l’ultime   […] Nous voici ramenés au témoignage de Jésus… ».  Frère Christophe : « …la raison communautaire qui fait rester, c’est quelqu’un, Jésus-Christ, qui se tient au milieu de la communauté et dont chaque frère est le disciple… ». Frère Michel : « … J’ai prié toute la matinée en faisant la cuisine. « Allons ! Mourrons avec lui ! »… le disciple n’est pas plus haut que son maître […] Ce n’est pas le moment pour moi de m’éloigner… ».Frère Célestin : « … Partir ? Je voyais cela comme impossible pour l’Église, pour le voisinage…Ce serait insupportable de savoir qu’on a évité le coup qui frappait les autres… ». Frère Bruno : « … Je remercie le Seigneur d’être ici et en cet état de vie. C’est simple, caché, comme le grain enfoui dans le sol, qui germera en son temps… mais tout enfantement a ses douleurs. ». Frère Paul : « …  Cette mort nous savons qu’elle a été vaincue en Jésus-Christ et nous savons comment. C’est en donnant sa vie qu’il lui a fait perdre son pouvoir. C’est dans l’amour que se manifeste sa toute –puissance, c’est dans cet amour que se trouve l’avenir de l’homme…Pourtant je crois que la Bonne Nouvelle est semée, le grain germe […]. L’Esprit est à l’œuvre, il travaille en profondeur dans le cœur des hommes. Soyons disponibles pour qu’il puisse agir en nous par la prière et la présence aimante à tous nos frères… ».

Tibhirine : près de soixante ans de présence silencieuse et laborieuse, avant de devenir ce haut-lieu de l’histoire de l’Eglise du XXIe siècle. Soixante années rythmées par la prière en communauté, sept fois par jour à la chapelle, prière entrecoupée par le travail des champs, des services communautaires dans le cadre d’une vie monastique trappiste.

Un lieu de présence
Bien humblement, en faisant ce choix radical en 2014 de venir ici j’ai pris la mesure du poids de cet héritage. Je ne suis pas moine, je ne copie pas totalement ce mode de vie et de prière, même si je cherche à m’en approcher, mais je dois dire que ma vie presque ma chair sont marquées par ce lieu de façon définitive. Il n’est pas de jour où est évoqué le « temps des moines », leur manière de faire, la haute estime de la population, des visiteurs, des ouvriers et des familiers du monastère. La mémoire, ici, est incontournable et toute présence communautaire dans le futur devra en tenir compte.

Tibhirine c’est avant tout un lieu de présence priante – « Priants parmi des priants ». J’essaie de tenir le rythme de la liturgie des heures. C’est vraiment important pour moi et c’est aussi le sens de ma présence ici. Laudes et tierce j’arrive à être fidèle et c’est un vrai moment intense seul à la chapelle. Sexte et none, le plus souvent je peux m’échapper de tout ce que j’ai à faire pour ce temps A Dieu, mais parfois je me laisse accaparer par les tâches tellement elles sont nombreuses. Le sens de ma présence c’est aussi et surtout l’accueil des gens qui franchissent la porte du monastère. Tous les soirs à 18h30, eucharistie à la chapelle, moment fort de la journée, une poignée de chrétiens perdus dans un océan de l’Islam. Nous sommes deux, parfois un peu plus si les « hôtes » du moment souhaitent nous rejoindre. Il y a toujours aussi dans les intentions libres que l’on dépose, au moins une pensée pour ces visiteurs du jour qui sont passés. Hier, c’était à nouveau un habitant de Médéa qui me disait « pardon pour ce que l’on a fait ici ». Ces mots je les entends souvent en sortant du cimetière. Difficile de répondre à paroles si lourdes. Mais je crois que le plus souvent il n’y a pas grand-chose à ajouter, si ce n’est de redire que ceux qui sont intervenus dans cet assassinat ne sont pas musulmans authentiques. Je redis aussi presque chaque fois que ma présence ici est aussi un témoignage dans mon pays, pour que l’Algérie et les algériens soient perçus autrement, que l’Islam soit regardé autrement.

Un accueil en solitude
Tibhirine – Tous les hôtes qui arrivent seront reçus comme le Christ. En effet, lui-même dira : « J’étais un hôte et vous m’avez reçu » (Matthieu 25, 35). (Règle de Saint Benoit, ch. 53). Plus de deux ans de vie ici, à l’écart dans ce « Haut Lieu de solitude sacré » et comme le propose la règle de Saint Benoit qui a animé la vie des frères cisterciens ici, l’accueil se poursuit jour après jour. Tous sont reçus en humanité, chacun avec son chemin propre de croyant et non croyant, de chrétien interpellé par le message laissé par les moines, de frères sur le chemin de l’Islam touché par cette vie d’espérance et de fidélité.

Dans le livre d’or et dans les mots échangés je vous laisse simplement réfléchir sur cette succession de petites phrases portées ici : « on s’excuse pour ce qui est arrivé », « on vous demande pardon », « ce n’est pas l’Islam qui a fait cela », « On était ami des frères », « frélou je l’ai bien connu », « petit et enfant  frélou m’a guérit », « on  vu une émission », « le reportage sur le monastère nous touche… »,  « Ici c’est beau » ……. « N’abandonnez pas ce lieu », « nous sommes sur des chemins menant vers un même et unique Dieu », « ici votre pauvreté nous touche », « comment pouvez-vous vivre seul et isolé ici », « pourquoi êtes-vous ici »… .Autant de mots qui éclairent les motivations des visiteurs.  85% de nos visiteurs sont avant tout algériens et musulmans. Mais il faut redire avec force que si les derniers évènements de l’automne et du printemps ont fait reculer beaucoup d’étrangers et d’algériens, l’accès au monastère ne présente aucun problème de sécurité, et redire aussi que l’accès est possible

Comme le dit le P. Jean-Marie Lassausse avec qui je vis ici « Notre communauté est à géométrie variable en fonction des passages et des séjours de retraitant, des sessions que nous organisons timidement. La terre de Tibhirine est devenue une terre sacrée où le silence est roi. Un silence indicible, que les gens de passage ressentent physiquement, spirituellement, charnellement. Un silence enraciné, alimenté par le bruissement des arbres en automne. Combien de fois des visiteurs se sont exclamés en ce lieu qui respire la paix, le silence, le sacré, le spirituel ! Il serait très regrettable que l’Eglise quitte cette terre, signe manifeste que vivre ensemble entre chrétiens et musulmans est possible dans la maison de l’Islam, « Dar el-islam ».

Sept Frères ont donné leur vie. Deux sont restés pour témoigner de cette présence, pour faire connaitre le message de paix, de convivialité entre croyants différents. Message de fraternité dans un voisinage entièrement musulman. Voilà notre mission aujourd’hui : Tibhirine est une mission à continuer.

Les fleurs de l’espérance
Une petite exploitation agricole fait vivre Tibhirine : les productions sont diverses et complémentaires, destinées à la transformation des récoltes en confitures, pâte de fruits, jus de pomme, tisanes, vinaigre de pomme, sachets de lavande, miel, fromage au lait cru,  sur une base de dix hectares cultivables par deux salariés algériens et nous-même.

Tibhirine est enfin un lieu de croisement entre croyants et incroyants, entre chrétiens et musulmans.

Initié par Christian de Chergé, le Ribat El Salam, le « Lien de paix » réunit chrétiens et musulmans deux fois par an pour chercher ensemble comment lier ce « vivre ensemble » et un appel intérieur pour « Nous acheminer ensemble vers Dieu ». Ce groupe se retrouvait au monastère jusqu’en 1996. Après 18 ans d’absence, au printemps 2015 il a nouveau repris le chemin des montagnes de l’Atlas sur son lieu de naissance. Courageusement de jeunes musulmans rejoignent cette démarche, preuve que « sur le sang des frères, fleurissent enfin les fleurs de l’espèrance ». Timidement quelques-uns tissent des liens avec d’autres groupes en Europe. C’est ainsi que moi-même et un jeune musulman portons ce témoignage à Bruxelles en nous associant avec le groupe El Kalima tous les trois mois.

Tibhirine est devenu une icône de la fraternité entre croyants différents mais qui se réfèrent au même Dieu, Un et Miséricordieux. Cette icône a voyagé à travers le monde entier par la fréquentation de gens de tout pays venu en ce haut-lieu. Que Tibhirine soit accepté aujourd’hui et demain par nos frères musulmans, que ce lieu soit accessible librement par toute personne, qui vient à la fois se recueillir sur la tombe des moines mais aussi qui veut goûter à la paix, au silence, à  la beauté  de ce beau coin de terre, perché à mille mètres d’altitude sur le premier pli de l’Atlas. Que la Vierge de l’Atlas permette cet avenir, cette Rencontre.

Ce 15 décembre 2015, un groupe de cinquante étudiants en troisième année de littérature de l’université de Médéa est venu accompagné de professeurs et du doyen de cette section pour une journée sur le thème de la tolérance. Le professeur titulaire avait choisi des textes des homélies de Père Christian de Chergé et des hadiths qui convergeaient tous pour plus de fraternité, de reconnaissance de la différence, de l’enrichissement mutuel entre croyants, Voilà l’avenir de Tibhirine !

Le P. Jean-Marie Lassausse écrit « Je crois à ce carrefour du dialogue que nous voudrions continuer de bâtir ici, en cette terre de foi. Les occasions sont nombreuses. A la suite des moines, la minorité chrétienne a non seulement sa place dans la « maison de l’Islam », mais cette place est irremplaçable, indispensable et impérative pour que les croyants se reconnaissent. Osons vivre ensemble pour chasser la peur de la différence et construire des passerelles de fraternité, enracinées sur une terre d’accueil comme l’Algérie. »

Ces 15 et 16 avril, la lumière de Tibhirine a éclairé de façon encore plus intense les montagnes de l’Atlas pour porter un message de tolérance et de fraternité. La mémoire de la vie donnée des frères a été partagée par leurs familles, par nos voisins, par des représentants de l’ordre cistercien, par la communauté chrétienne d’Algérie, par la présence du cheik Bentounes  au cours de deux journées de fraternelles amitiés le tout rehaussé par l’amicale visite des autorités locales.

Tibhirine appartient à l’Eglise universelle et à l’humanité entière.

Frédéric de Thysebaert, permanent du monastère.